La place des mondes agricoles dans la société est confrontée à de nouvelles réalités et de nouveaux défis qui vont au-delà de l’évolution des structures. L’ensemble de la production agricole française est donc en train de changer de visage. François Purseigle va donc ausculter pour nous ces mutations sous 3 angles :

1. Le contexte démographique est marqué par l’effacement des agriculteurs dans la société française. Même dans l’espace rural les agriculteurs sont en minorité aujourd’hui.

2. Les structures d’exploitation se diversifient de plus en plus. Elles doivent rechercher une articulation nouvelle entre les intérêts de la famille, ceux de l’exploitation et les attentes du marché.

3. Le pouvoir des agriculteurs est disputé comme jamais dans la société. A l’accélération de l’effacement de la population des chefs d’exploitation se rajoute la montée des disputes et controverses dans l’espace rural.

 

1. Démographie : l’effacement de la population des actifs traditionnels

Comment en est-on arrivé là ? François Purseigle remonte d’emblée jusqu’à Gambetta : « les paysans doivent chausser les bottes de la République ». Historiquement, après la Révolution Française où les laboureurs sont devenus de petits propriétaires fonciers, la France Républicaine a fait le choix de maintenir une population agricole comme socle de la défense de la nation. Pour les républicains du XIX° et du début du XX° siècle, le monde paysan devait être une population garante de la souveraineté nationale comme de l’approvisionnement alimentaire. Cette situation, qui a donné une position spécifique à la France au sein des pays européens est le fruit d’une volonté publique depuis la Restauration jusqu’aux années de l’après-guerre.

Mais aujourd’hui il faut admettre la réalité, en un siècle les agriculteurs sont devenus une minorité parmi d’autres. Avec 400 000 chefs d’exploitation aujourd’hui (1,4% des actifs nationaux) la population agricole a encore baissé de 27,5 % en 10 ans. Et près de 50 % des agriculteurs français auront l’âge de la retraite dans 3 ans : « on n’est plus au
pied du mur, on est dans le mur. » Il convient donc, pour les responsables politiques et professionnels de sortir du déni.

De plus, des enquêtes récentes montrent que parmi les 50% d’actifs proches du départ à la retraite 44% d’entre eux n’ont pas de succession déclarée. Au-delà du problème démographique apparaît aussi la question de la rétention patrimoniale. Jusqu’à maintenant on a pu préserver les structures familiales avec un mode de travail résilient, associant les vieux et les enfants à l’exploitation : « le grand-père sur le tracteur n’est plus admissible aujourd’hui ».

Pour François Purseigle, on assiste donc à une accélération de la fin de l’agriculture familiale, si présente dans nos représentations collectives. Pour lui, « il est temps de changer les codes marketing de notre production agro-alimentaire, basés sur une image d’Épinal, Celle de la petite ferme ».

 

2. Un modèle à bout de souffle ? 

Pour François Purseigle, il faut clairement imaginer la ferme aujourd’hui comme une entreprise à plusieurs sociétés avec des salariés à manager. Cette tendance amène de la complexité et des zones d’ombre. Il est indubitable que la famille est une matrice culturelle qui explose dans l’agriculture comme ailleurs. Mais cela rend les affaires plus complexes. Du modèle familial fermé où l’on pratiquait le « faire ensemble », on passe à un modèle d’exploitation ouvert : « faire faire », avec des salariés, des partenaires, des prestataires.

Avec cette évolution vers l’externalisation, notre intervenant esquisse un réel changement de paradigme. « On passe de la fonction de chef d’exploitation agricole qui fait tout, au chef d’entreprise qui ne peut pas tout faire ».
On est en train de passer de la sous-traitance actuelle de capacité/incapacité à faire à une sous-traitance voulue, stratégique, donc vital pour l’avenir de l’exploitant.
Cela a évidemment des conséquences pour le maintien des activités sur le territoire. Le métier d’exploitant agricole va consister à gérer la circulation de flux sur un territoire donné, à maintenir une activité spécifique sans doute de polyculture et d’élevage dans laquelle il convient de ne plus tout faire seul.

Des formes atypiques d’exploitation pourraient donc émerger, engendrant des défis nouveaux, exigeant des recompositions d’objectifs et d’allocations de moyens pour capter de la valeur « là où je suis bon ». Un langage et une logique d’entreprise qui peuvent être contrés par les décisions des Pouvoirs Publics. François Purseigle témoignera des effets négatifs de la loi « Sempastous » destinée à protéger l’accession des jeunes mais qui, contre toutes attentes, fige la recomposition des structures
agricoles préconisée par notre expert et ses équipes au député qui a porté ce nouveau texte mis en application au 1/01/23.

Il poursuivra son propos en évoquant les signaux de ces changements dans nos campagnes, malgré tout inéluctables à ses yeux, avec le développement de la spécialisation des métiers, de la sous-traitance, la mise en réseau des entreprises agricoles, l’assistance à maitre d’ouvrage, etc.

 

3. … Le pouvoir des agriculteurs est disputé

« Il est évident que l’agriculture est aujourd’hui pensée comme on la souhaite et non telle qu’elle doit être ».

François Purseigle passera rapidement en revue les multiples sujets de controverses qui illustrent le décalage entre le monde agricole et l’opinion publique aujourd’hui.

Certes, l’agriculture subit beaucoup de pression « mais aujourd’hui toutes les catégories socio-professionnelles et toutes les activités sont controversées ». Cependant, par ses traditions de solidarité, par la force de ses organisations et réseaux « et aussi par ses gros tracteurs » elle a un poids réel. Mais cela ne suffit plus tant la recomposition démographique, géographique et sociale de la France Rurale est importante.

François Purseigle voit cependant un espoir du côté de la capacité d’action collective de la profession et de ses partenaires pour relever les principaux défis qu’il pointe :

La complexification des organisations de travail.

L’adaptation aux mutations environnementales et exigences sanitaires.

Les formes hybrides de travail et de structures pour dissocier le travail et la gestion du patrimoine.

« La sécurisation du patrimoine permettant à l’exploitant de diversifier ses investissements professionnels tout en assurant une rente aux membres de la famille dont le patrimoine est ainsi sécurisé. » Mais cela passe par des changements de fond :

Poursuite de la régression de l’exploitation familiale ou conjugale

Montée des exploitations individuelles conduites par un chef d’exploitation, actif agricole unique.

Développement du salariat, sous des formes multiples.

Développement des co-entreprises et autres formes d’associations.

Intégration verticale et émancipation vis-à-vis des « metteurs en marchés » traditionnels (coop, groupements de producteurs, etc.).

Face à ces multiples défis, la profession est donc particulièrement attendue, « trop attendue ». Pour l’intervenant, les facteurs clés de succès dépendent de la capacité à intégrer les messages de la société, à se résoudre à écouter et apprendre des autres parties prenantes (les ONG, les distributeurs, …) plutôt que de se replier sur soi, de vouloir vivre en camp retranché.

« Nous avons les idées arrêtées dès que nous cessons de réfléchir » rappellera un participant en citant Ernest Renan.

François Purseigle se saisira de cette proposition pour nous indiquer des voies de progrès :

Changer de vocabulaire. Il y a des mots à faire accepter : intégration, sous-traitance, produits agricoles, et d’autres à bannir : exploitants, installation.

Diversifier les modèles et les politiques d’accompagnement pour faire cohabiter plusieurs systèmes agricoles et non un modèle unique « à bout de souffle ».

Tenir compte de la spécificité de la conception de l’espace rural en France, un espace paysagé, une relation à la terre, patrimoine familial et outil de travail qui reste une composante immuable dans l’exercice du métier, même si les organisations retenues doivent évoluer.

Intégrer une composante sociologique et démographique nationale très différente des pays de l’Europe du Nord. Les agriculteurs continuent à former une catégorie sociale spécifique en France.

Accepter de nouveaux visages et de nouveaux bras pour répondre à l’enjeu de maintenir une souveraineté alimentaire, fondement de la souveraineté politique.

– Tout cela renvoyant à des choix politiques fondamentaux chez nous : « est ce qu’on veut encore avoir des agriculteurs en France demain, plutôt que des salariés ?

4. En guise de conclusion

François Purseigle resituera les grandes évolutions en cours et leurs conséquences.
Après la dynamique modernisatrice des années 50/60, puis l’entrée dans la logique productiviste de marché de la PAC, notre expert pointe l’agroécologie qui allie performance économique et efficacité environnementale. C’est un changement énorme de pratiques professionnelles, de mentalité des agriculteurs. Cela va générer des risques nouveaux pour assurer la production en respectant des injonctions multiples. Pour gérer ces nouvelles pratiques et faire face à de nouvelles formes de risque pour l’agriculteur et sa famille, il est souhaitable que les modèles d’agriculture familiale se recomposent plutôt que de continuer à s’effacer discrètement.

L’agriculture doit sans doute se banaliser et ainsi se rapprocher des modèles d’entreprises des autres secteurs économiques. Mais cela va introduire des
changements majeurs dans le monde agricole, des organisations nouvelles, des nouvelles formes de risques. De là à imposer des accompagnements financiers bancaires nouveaux, des partenariats industriels accrus, ou l’acceptation de capitaux externes pour financer ces restructurations de l’appareil productif ?

« En France, la dispersion des modèles de l’agriculture est l’un des impensés les plus tenaces de la scène politique, soutenu à la fois par un imaginaire politique construit depuis plus d’un siècle et par la nostalgie d’un ordre rêvé des campagnes qui continuent de travailler la société française.

Cette nostalgie ne brouille pas seulement les images de l’agriculture dans l’opinion, elle fit aussi obstacle à la construction d’une vision professionnelle d’agriculteurs-entrepreneurs répondant aux attentes de la société. Un nouveau chapitre s’est ouvert…pour parvenir à nommer les producteurs agricoles et à considérer leurs capacités plurielles à prendre part à cette histoire. » (François Purseigle, Bernard Hervieu « Une agriculture sans agriculteurs », Presses de Sciences Po 2022).