« De l’étable à la table »
L’acte de manger est fondamentalement riche de sens, couvrant plusieurs dimensions importantes : biologique, symbolique et sociale. Chacune de ces dimensions contribue à une compréhension plus complète de pourquoi et comment nous mangeons.
Niveau biologique : une nécessité vitale
Sur le plan biologique, manger est une nécessité vitale. Les nutriments que nous obtenons des aliments sont essentiels pour notre survie. Ces nutriments fournissent l’énergie et les matériaux nécessaires pour maintenir nos fonctions corporelles. Sans nourriture, notre corps ne pourrait donc pas survivre, ce qui souligne l’importance primordiale de l’acte de manger.
Niveau symbolique : le rôle de l’imaginaire
Manger transcende la simple survie ; chaque aliment porte une charge symbolique qui enrichit notre expérience culinaire. Lorsque nous consommons certains aliments, nous incorporons non seulement les nutriments mais aussi les significations culturelles et symboliques qui les accompagnent.
Niveau social : manger pour renforcer les liens
Le repas a une dimension sociale indéniable. Partager un repas est une pratique universelle qui crée et renforce les liens sociaux. Les repas partagés peuvent marquer des événements importants, ils sont des moments où les individus se réunissent, échangent et renforcent leur sentiment d’appartenance à un groupe ou une communauté. De plus, les normes et les comportements alimentaires sont souvent régis par des règles sociales implicites ou explicites. Ces règles et coutumes alimentaires reflètent les valeurs et les structures sociales d’une communauté.
1. Manger, un acte biologiquement vital :
Omnivores par nature
Génétiquement, les êtres humains sont des animaux omnivores, c’est-à-dire qu’ils doivent consommer à la fois des végétaux et des produits animaux pour satisfaire leurs besoins nutritionnels. Cette capacité à manger une grande variété d’aliments est un avantage considérable pour la survie de notre espèce. Les omnivores, capables de s’adapter à divers environnements alimentaires, ont une meilleure chance de survie par rapport aux espèces spécialisées dans un type de régime alimentaire.
La balance décisionnelle : une balance biologique et mentale
Les animaux omnivores, y compris les êtres humains, ne savent pas instinctivement ce qu’ils peuvent ou non manger en toute sécurité. Cette incertitude génère une forme d’anxiété alimentaire : « Vais-je mourir si je mange cela ? » Cette question est au cœur d’une balance décisionnelle complexe, mêlant instincts biologiques et jugements mentaux. Les choix alimentaires impliquent une évaluation constante des risques et des bénéfices, influencée à la fois par nos instincts innés et notre apprentissage culturel.
L’instinct alimentaire : L’expérience de Matty Chiva
L’instinct alimentaire peut être défini comme une composante fondamentale de notre comportement nutritionnel, façonnée par des milliers d’années d’évolution. Cet instinct nous guide dans nos choix alimentaires, nous aidant à distinguer ce qui est potentiellement bénéfique de ce qui pourrait être nocif pour notre santé.
Cet instinct alimentaire peut être observé dès la naissance. En effet, les recherches de Matty Chiva sur les nouveau-nés (dans les années 1970) nous fournissent une illustration concrète de la manière dont cet instinct se manifeste dès les premiers jours de vie. Matty Chiva a mené une expérience sur des bébés âgés de quelques heures à peine, afin d’examiner leurs réactions à différentes solutions gustatives. Les résultats montrent que même sans expérience préalable, ces derniers réagissent instinctivement à divers goûts :
Solution aqueuse : les nouveau-nés n’ont aucune réaction particulière.
Solution sucrée : les nouveau-nés montrent des signes de plaisir lorsqu’ils goûtent des solutions sucrées. Cette réaction positive peut être expliquée du fait que les aliments sucrés sont souvent riches en énergie, et donc nécessaires à la croissance et au développement.
Solution salée : les nouveau-nés éprouvent généralement du dégoût envers les solutions salées.
Solution acide : les solutions acides provoquent une réaction de rejet ou d’inconfort chez les nouveau-nés.
Solution amère : l’amertume déclenche des cris de détresse chez les nouveau-nés. De nombreuses substances toxiques dans la nature ont un goût amer, cette réaction instinctive aide donc à éviter les poisons.
Cette expérience nous montre que nous avons des réactions innées dès la naissance en termes de réponses alimentaires, ce qui est essentiel pour notre survie.
La mémorisation gastro-cérébrale
En plus de ces instincts de base, notre cerveau a une capacité d’apprentissage gastro-cérébrale, que nous pouvons également appeler « mémorisation nutritionnelle ». Lorsque nous consommons un aliment, des récepteurs dans nos intestins envoient des informations biochimiques sur la composition de cet aliment à notre cerveau. Le cerveau enregistre cette information et peut ainsi reconnaître la composition des aliments une fois digérés. Cette mémorisation permet au cerveau de nous inciter à consommer des aliments spécifiques pour pallier des carences nutritionnelles. Par exemple, une envie soudaine de yaourt pourrait signaler un besoin de calcium. Cela montre que notre instinct alimentaire n’est pas statique mais adaptatif, capable de répondre aux besoins changeants de notre corps.
Afin d’illustrer ce mécanisme, plusieurs expériences ont été faites sur une population de rats[1]. Voici l’exemple d’une démarche entreprise et des résultats qui ont découlés de celle-ci :
Pour cette étude, les chercheurs ont utilisé une population de rats divisée en deux groupes : un groupe carencé en zinc (consciemment privé de zinc dans leur alimentation, provoquant une carence en zinc mesurable) / un groupe non carencé en zinc (ayant une alimentation normale contenant des niveaux adéquats de zinc). Les rats du groupe carencé ont été maintenus sur ce régime jusqu’à ce que les signes physiologiques de la carence en zinc soient confirmés. Une fois la carence en zinc établie chez les rats carencés, les chercheurs ont offert deux assiettes d’aliments aux deux groupes de rats : une assiette supplémentée en zinc, une autre non supplémentée en zinc (contenant les mêmes aliments que l’autre assiette).
Les résultats de l’expérience ont montré un comportement distinct entre les deux groupes de rats : les rats carencés en zinc se sont dirigés de manière significative vers l’assiette supplémentée en zinc, préférant les aliments qui pouvaient corriger leur carence. En revanche, l’autre groupe de rats n’ayant pas de déficit en zinc ont choisi l’assiette non supplémentée.
Une fois leur carence corrigée par la consommation des aliments supplémentés, les rats initialement carencés en zinc ont repris une alimentation variée sans montrer de préférence spécifique pour les aliments supplémentés en zinc. Cela démontre une capacité de régulation nutritionnelle intrinsèque : les rats sont capables de détecter leur carence en zinc via des signaux biologiques internes. En réponse à ces signaux, ils vont instinctivement choisir des aliments capables de corriger leur déficit nutritionnel. Une fois leur carence comblée, leur comportement alimentaire est revenu à la normale, sans préférence pour les aliments supplémentés.
Cette étude illustre le principe de l’autocorrection nutritionnelle, où les animaux omnivores, comme ici les rats, possèdent des mécanismes physiologiques et comportementaux pour détecter et corriger les déficits nutritionnels de manière autonome. Cette capacité adaptative est essentielle pour la survie et le bien-être des organismes, leur permettant de maintenir un équilibre nutritionnel optimal en fonction de leurs besoins.
[1] Pour ces expériences, le rat a été choisi car il se rapproche du fonctionnement de l’être humain : c’est un animal social et omnivore.
Des comportements alimentaires sociaux
En tant qu’animaux sociaux, nos comportements alimentaires sont également influencés par notre environnement social.
D’autres études ont été menées encore une fois sur une population de rats. En voici un exemple :
Des chercheurs ont sélectionné une population de rats pour observer leur comportement face à un nouvel aliment. Face à ce nouvel aliment, un « rat testeur » se dévoue pour le gouter en premier. Son comportement est observé attentivement par les autres membres du groupe pour déterminer sa réaction initiale. Si le rat testeur tolère et digère l’aliment sans présenter de signes de détresse ou de toxicité après un laps de temps (par exemple, 20 minutes), cela suggère que l’aliment est potentiellement sûr. Les autres rats du groupe peuvent alors le manger.
Ce comportement reflète une décision collective basée sur l’observation directe de l’expérience du rat testeur, évitant ainsi des risques potentiels pour l’ensemble du groupe.
L’imitation et l’apprentissage social observés chez les rats sont également des aspects importants du comportement de l’être humain en matière de choix alimentaires.
2. Manger, un acte symbolique
« Toutes les cultures humaines possèdent leurs codes, concernant ce qu’il faut manger, quand et comment manger. » Claude Fischler
Lorsque nous considérons l’acte de manger comme un acte symbolique, nous réalisons que chaque aliment que nous consommons ne se limite pas à sa fonction nutritionnelle, mais porte en lui des significations profondes qui influencent nos choix alimentaires. Cette dimension symbolique de l’alimentation peut parfois entrer en conflit avec nos besoins biologiques primaires, comme ceux que nous avons explorés précédemment.
Chaque culture et chaque individu attribue des significations spécifiques aux aliments, souvent façonnées par des traditions, des croyances religieuses, des valeurs sociales et des pratiques historiques. Par exemple, Claude Fischler souligne que dans toutes les sociétés humaines, il existe des codes stricts déterminant ce qui est considéré comme comestible ou non, ainsi que les manières appropriées de consommer certains aliments. Ces codes dictent non seulement ce que nous mangeons, mais aussi quand et comment nous le mangeons.
Cette représentation symbolique des aliments peut parfois entrer en conflit avec nos besoins biologiques. Par exemple, des interdits alimentaires religieux ou culturels peuvent restreindre la consommation de certains aliments malgré leur disponibilité nutritionnelle (par exemple la consommation de porc est interdite dans certaines religions). Ce conflit souligne une tension entre les aspects symboliques et pratiques de l’alimentation, où les choix individuels sont souvent influencés par des normes sociales et des interprétations symboliques qui peuvent ne pas toujours être alignées avec les besoins nutritionnels stricts.
La contamination magique
Nos choix alimentaires peuvent également être influencés par des représentations symboliques qui attribuent des qualités morales, physiques ou intellectuelles aux aliments. Par exemple, l’idée de « contamination magique », où la consommation d’un aliment est perçue comme transférant les qualités de cet aliment à celui qui le consomme, montre comment nos croyances culturelles peuvent influencer nos perceptions et nos choix. Par exemple, dans une tribu en Nouvelle Zélande le chef de village est amené à manger du korimako, un oiseau connu pour son chant berçant. En mangeant cet oiseau, le chef de village incorpore les qualités de ce dernier, ce qui lui permet donc de faire des discours éloquents.
Cette idée de contamination magique s’étend à d’autres croyances alimentaires. Frazer, en 1890, évoque que « le sauvage croit qu’en mangeant la chair d’un animal, il acquiert ses qualités physiques, morales et intellectuelles caractéristiques ». Cela montre une perception profonde et ancienne où l’alimentation n’est pas seulement vue comme un moyen de survie, mais comme un acte chargé de symbolisme et de transformation personnelle. Ainsi, consommer un aliment fort pourrait être perçu comme une manière de devenir fort, tandis que consommer un aliment perçu comme pur pourrait aider à atteindre un état de pureté.
Mary Douglas (1966) propose un autre sens à cette perspective en nous disant que « partager les aliments préparés par autrui revient à partager la nature d’autrui ». Cette idée sous-entend que les aliments ne sont pas seulement des substances nutritionnelles, mais aussi des porteurs de l’essence de ceux qui les préparent. Selon Mary Douglas, manger des aliments préparés par quelqu’un d’autre implique donc une forme de partage de leur nature intrinsèque.
Jean-Pierre Poulain (2002) ajoute une dimension anthropologique en suggérant que notre relation aux aliments est façonnée par notre conception de la place de l’homme dans la nature et dans l’échelle du vivant. Ainsi, nos choix alimentaires ne sont pas simplement dictés par des besoins biologiques mais sont ancrés dans des constructions symboliques plus larges qui régissent nos relations avec notre environnement naturel et social.
Dans la même idée, il est intéressant de comprendre comment les aliments de filières « vertueuses » peuvent influencer notre perception d’eux et de nous-mêmes. Consommer des aliments issus de filières respectueuses de l’environnement et du bien-être animal, par exemple, peut être vu comme une manière d’incorporer les vertus positives qu’ils incarnent. En mangeant ces aliments, nous ne cherchons pas seulement à nourrir notre corps, mais aussi à aligner nos actions avec nos valeurs et à incorporer ces valeurs en nous-mêmes.
La pensée classificatoire
La pensée classificatoire dans le domaine alimentaire illustre comment les sociétés humaines organisent et interprètent leur environnement alimentaire en utilisant des catégories binaires. Par exemple :
Sain / malsain : les aliments considérés comme sains sont ceux qui sont perçus comme bénéfiques pour la santé physique et mentale (par exemple, les fruits, les légumes, les protéines, etc.). Les aliments malsains sont ceux qui sont perçus comme nocifs pour la santé (par exemple, les fast food, les boissons sucrées, etc.).
Bon / mauvais : les aliments considérés comme bons sont ceux qui sont non seulement agréables au goût mais aussi moralement ou culturellement acceptables (par exemple les produits locaux, les aliments non transformés, etc.). Les aliments mauvais peuvent être désagréables au niveau du goût, de mauvaise qualité, ou moralement répréhensibles (par exemple les aliments transformés, ceux issus d’une agriculture non durable, etc.).
Pur / impur : les aliments purs sont ceux qui sont perçus comme propres, saints ou moralement corrects (par exemple les aliments casher ou halal, le poisson, etc.). Les aliments impurs sont ceux qui sont considérés comme contaminés, sales ou moralement incorrects (par exemple le porc dans certaines religions, etc.).
Semblable / étranger : les aliments semblables sont ceux qui sont familiers et font partie de la culture alimentaire locale ou personnelle (par exemple, le bœuf, l’agneau, etc.). Les aliments étrangers sont ceux qui sont inconnus, exotiques, ou appartenant à d’autres cultures (par exemple, le serpent, les insectes, etc.).
Chaque société définit cette binarité selon ses normes et valeurs. Par ailleurs, la viande reste l’aliment le plus classifié dans toutes les sociétés. Le rapport alimentaire de l’être humain à la viande est spécial, par rapport aux autres aliments. Ce rapport spécial est le résultat d’une complexité de facteurs historiques, culturels, biologiques et éthiques. Cette relation est en constante évolution, influencée par les tendances sociétales, les découvertes scientifiques et les débats éthiques. Elle reflète notre capacité à attribuer des significations profondes à nos choix alimentaires, au-delà de la simple nécessité biologique de se nourrir.
L’incorporation en soi
D’une manière générale, l’être humain a une perception des animaux qui se base sur leur degré de similarité avec nous-mêmes. Cette perception va des animaux que nous considérons presque comme un autre soi jusqu’à ceux que nous voyons comme très éloignés de nous. Cette hiérarchisation influence fortement nos choix alimentaires et les tabous qui les entourent.
Nous avons tendance à éviter de manger les animaux qui nous ressemblent trop ou avec lesquels nous avons des liens émotionnels ou culturels forts. Par exemple, dans de nombreuses cultures occidentales, le chien est perçu comme un compagnon proche, presque comme un membre de la famille. Leur consommation est donc largement taboue, car il est considéré comme trop proche de nous sur le plan émotionnel et symbolique.
À l’autre extrémité du spectre, nous évitons également de manger des animaux que nous percevons comme trop différents de nous, voire répugnants. Par exemple, les lézards, bien qu’ils soient comestibles et consommés dans certaines cultures, sont souvent rejetés par d’autres en raison de leur apparence et de leur comportement très différents des nôtres.
Entre ces deux extrêmes, nous trouvons les animaux d’élevage qui occupent une position intermédiaire. Ces animaux sont suffisamment différents de nous pour ne pas provoquer de réticence majeure à leur consommation, mais pas trop éloignés pour être perçus comme inappropriés ou étranges à manger. Ils représentent un compromis culturellement accepté et pratiquement viable pour répondre à nos besoins alimentaires.
Cette hiérarchisation s’explique par un processus complexe de construction sociale et culturelle où la perception de la similitude ou de la différence joue un rôle clé. Manger un animal trop proche de nous peut être perçu comme une forme de cannibalisme symbolique, une idée profondément ancrée dans les tabous alimentaires de nombreuses cultures. En revanche, consommer un animal trop éloigné de notre propre nature peut générer une répulsion instinctive ou culturelle.
La nature, un concept de séparation
La nature, en tant que concept, est souvent utilisée pour établir une distinction entre les humains et les non-humains. Philippe Descola, dans son analyse, décrit la nature comme une abstraction métaphysique, une construction intellectuelle développée par les sociétés occidentales et européennes. Selon Descola, la nature a été « […] inventée pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer dont on essaye de comprendre les lois. ».
La première raison pour laquelle les êtres humains ont conceptualisé la nature comme étant distincte de la nature réside dans une angoisse existentielle profonde. Les premiers êtres humains, prenant conscience de leur existence dans un univers vaste et souvent hostile, ont cherché à se distancier de la nature pour apaiser cette angoisse. Cette séparation conceptuelle permettait de définir des frontières claires entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, répondant ainsi à un besoin psychologique fondamental de sécurité et de contrôle.
Cette distinction a facilité la formation d’une identité humaine distincte, dissociée des lois et des forces imprévisibles de la nature. En se percevant comme séparés de la nature, les êtres humains pouvaient créer des systèmes de croyances et des structures sociales qui renforçaient leur sentiment de contrôle et de prévisibilité dans un monde par ailleurs incertain.
La deuxième raison pour laquelle la nature a été conceptualisée de manière distincte est liée à son utilité perçue comme une ressource. En séparant la nature de l’humanité, les sociétés ont pu développer une vision du monde où la nature était quelque chose à exploiter, à comprendre et à dominer. Cette perspective a été particulièrement prononcée avec l’avènement de la révolution scientifique et industrielle en Europe, où la nature est devenue un ensemble de « ressources matérielles » destinées à être utilisées pour le développement de nos sociétés. Cette séparation a permis de rationaliser et de justifier l’exploitation intensive des ressources naturelles, en les considérant comme des outils au service de la progression et de la prospérité humaine.
Cette séparation conceptuelle influence également nos perceptions de ce qui est naturel ou artificiel dans notre alimentation. Les aliments perçus comme « naturels » sont souvent valorisés pour leur proximité avec un état de nature idéalisé. Au contraire, les aliments transformés ou synthétiques peuvent être mal perçus. Cette dichotomie reflète une tension entre notre désir de retourner à une connexion plus authentique avec la nature et notre réalité contemporaine d’exploitants et de consommateurs des ressources naturelles.
L’homme, l’animal, l’aliment
La relation de l’homme avec l’animal est multifacette, englobant à la fois des aspects alimentaires et des discours associatifs. Les êtres humains ont toujours eu un rapport alimentaire avec les animaux, les voyant principalement comme sources de nourriture. Cette relation s’est intensifiée avec la domestication et l’agriculture, permettant une source de nourriture plus stable et fiable. Parallèlement, les êtres humains ont développé des discours associatifs autour des animaux, les intégrant dans leurs mythes, légendes et pratiques culturelles (Par exemple, les loups ont été domestiqués pour aider à la chasse ou pour garder les maisons). Les premières représentations d’animaux dans les grottes, datant de 40 000 ans av. J-C, témoignent de cette relation symbolique, où ces derniers occupaient une place significative dans l’imaginaire et la culture des premiers êtres humains.
SI nous avançons dans le temps, la sortie de l’ère glaciaire a marqué un tournant majeur avec la révolution de la domestication, de l’agriculture et de l’élevage. Cette période a apporté une plus grande sécurisation alimentaire grâce à trois conditions principales :
L’évolution de la complexité du cerveau : la complexité croissante du cerveau humain a permis de développer des stratégies plus sophistiquées pour domestiquer et élever des animaux.
L’environnement plus favorable : les conditions climatiques post-glaciaires ont rendu certaines régions plus propices à l’agriculture et à l’élevage.
Le choix culturel : Les humains ont choisi de dominer la nature pour survivre, se voyant de plus en plus comme des maîtres de leur environnement.
La maîtrise du feu a également joué un rôle important dans cette révolution, permettant non seulement de cuire les aliments, ce qui améliore la digestion et l’assimilation des nutriments, mais aussi de transformer les paysages pour favoriser l’agriculture.
La symbolique du sang :
La symbolique du sang est très présente dans de nombreuses cultures et religions à travers le monde. Par exemple, dans certaines sociétés tribales, boire le sang d’animaux est perçu comme un moyen d’incorporer leurs vitalités, leurs forces et leurs caractéristiques. Dans le christianisme, le sang du Christ, consommé symboliquement lors de l’Eucharistie, représente l’incorporation de ses valeurs et de sa divinité. Dans notre société actuelle, la symbolique du sang prend d’autres formes. Claude Fischler évoque la notion de « meurtre alimentaire », soulignant la violence inhérente à la consommation de viande. Les militants pour le bien-être animal utilisent souvent des images saisissantes pour dénoncer cette violence. Par exemple, des performances où des activistes simulent des repas sur des tables remplies de faux sang sont organisées pour sensibiliser le public à la cruauté de l’élevage et de l’abattage des animaux. Nous pouvons également retrouver cette symbolique dans notre langage courant. Des expressions comme « c’est une boucherie » sont utilisées pour décrire des scènes de violence extrême, illustrant comment la culture populaire intègre et perpétue ces images sanglantes.
Ces diverses représentations du sang, qu’elles soient rituelles, religieuses, activistes ou linguistiques, montrent à quel point ce symbole est puissant et omniprésent dans notre rapport à l’alimentation.
3. Manger, un acte socialement vital
L’acte de manger est bien plus qu’une simple nécessité biologique ; il est un acte fondateur pour toutes les sociétés humaines. Selon Jane Goodall, partager la nourriture est une action collective qui joue un rôle important dans la formation des groupes sociaux. Manger ensemble ne se limite pas à la satisfaction des besoins alimentaires, mais sert également d’outil de régulation sociale. Claude Lévi-Strauss reprend cette idée et souligne que la commensalité, ou le fait de manger ensemble, permet d’absorber non seulement des aliments, mais aussi la nature, la culture, soi et les autres. Cette pratique renforce les liens sociaux et culturels en créant des moments de partage et de communication. En revanche, ces liens tendent à diminuer alors que notre société évolue.
En effet, on constate une augmentation des débats clivants sur les sujets liés à l’alimentation. Les discussions autour de la nutrition, des régimes alimentaires et des choix éthiques (comme le végétarisme ou le véganisme) deviennent de plus en plus polarisées. Les individus sont souvent catégorisés et jugés en fonction de leurs choix alimentaires, ce qui peut créer des tensions et des divisions au sein des groupes sociaux. Même si ne pas manger comme les autres peut être une manière de s’affirmer et de se resocialiser dans une nouvelle communauté alimentaire spécifique, cette démarche peut également entraîner une dérégulation sociale. Les injonctions à la responsabilité personnelle en matière de nutrition peuvent mener à des comportements orthorexiques, où l’obsession de manger sainement devient une contrainte sociale et psychologique.
De plus, l’industrialisation et la globalisation de la production alimentaire ont contribué à distancier les consommateurs des producteurs, accentuant le sentiment de déconnexion. Les nouveaux bâtiments d’élevage, par exemple, sont souvent conçus de manière à cacher les conditions de production, rompant ainsi le lien entre les éleveurs et les mangeurs. En réponse à cette déconnexion, il y a un effort croissant pour rétablir ce lien en mettant en avant les producteurs sur les emballages des produits alimentaires. Cette stratégie vise à humaniser la production alimentaire et à recréer une relation de confiance entre ceux qui produisent et ceux qui consomment.
L’acte de manger, autrefois vecteur puissant de cohésion sociale, devient un terrain de débat et de division. Les préoccupations concernant la santé, l’éthique et l’environnement alimentent des discussions qui, au lieu de rapprocher les individus, tendent à les éloigner les uns des autres. Ainsi, la commensalité, bien que toujours présente, voit son rôle de ciment social se réduire face à une société de plus en plus individualiste et fragmentée. Cependant, de nombreuses initiatives voient le jour pour recréer du lien entre producteurs et consommateurs, comme les marchés de producteurs locaux, les coopératives alimentaires ou encore les jardins communautaires. Ces initiatives permettent aux personnes de se retrouver, ensemble, de se reconnecter avec la provenance de leurs aliments et de valoriser le travail des agriculteurs.